Je partage cette petite Dracha composée spécialement Chabbat dernier à l’occasion de mon passage au GIL, la synagogue libérale de Genève.
Dans le texte que nous venons de lire dans le sidour, il est question de voyages. Le voyage dans l’espace et le voyage dans le temps. Puisque nous disons que les voyages forment la jeunesse, il est intéressant de se demander en quoi ils nous aident à évoluer. Cette question est présente non seulement dans la Torah mais aussi dans toute l’histoire juive ; en effet, notre expérience en tant que peuple couvre de vastes espaces dans l’histoire autant que dans la géographie. Cette même question se pose à chacun d’entre nous, lorsque nous traversons les différents âges de la vie, chaque fois que nous rencontrons des situations et des personnes nouvelles.
Pour moi qui suis justement en visite dans cette belle synagogue de Genève, la question est très présente. Je mesure également le temps écoulé depuis ma brève visite au moment de son inauguration, il y a un peu plus de 6 ans.
Et la question du voyage est à mes yeux apparentée la question de l’identité.
Le GIL ressemble beaucoup au MJLF, il est évident que nous sommes frères, que nous sommes de la même famille. Pourtant, il existe des nuances, des variantes plus ou moins perceptibles au niveau des pratiques et au niveau des airs. Ces différences m’interrogent. Où est la limite entre ce que j’identifie comme « semblable » et ce que j’identifie comme « différent ».
La question est pertinente aujourd’hui à différents niveaux, et on peut se demander si les identités religieuses par exemple nous rapprochent ou nous séparent. On peut se demander si les identités nationales nous rapprochent ou nous séparent.
Au-delà des éléments « objectifs » qui font notre ressemblance et notre différence, une autre chose compte encore plus : la façon dont nous répertorions ces différences. Les classons-nous dans la catégorie « un peu différentes mais nous sommes frères » ou dans la catégorie « pas mal différentes et nous sommes étrangers » ? Plus que la réalité, c’est notre lecture de la réalité qui fait la différence.
Alors que notre paracha parle justement de voyages, nous pouvons mentionner la très belle formule de Alfred Korzybski (mathématicien, ingénieur et philosophe) : « La carte n’est pas le territoire ». Il ne faut pas confondre la réalité et l’idée que nous nous en faisons.
Un texte de Lewis Carroll illustre cela avec beaucoup de fantaisie et de justesse :
« « C´est une autre chose que nous avons apprise de votre Nation, » dit Mein Herr, « la cartographie. Mais nous l´avons menée beaucoup plus loin que vous. Selon vous, à quelle échelle une carte détaillée est-elle réellement utile ? »
« Environ six pouces pour un mile. »
« Six pouces seulement ! » s´exclama Mein Herr. « Nous sommes rapidement parvenus à six yards pour un mile. Et puis est venue l´idée la plus grandiose de toutes. En fait, nous avons réalisé une carte du pays, à l´échelle d´un mile pour un mile ! »
« L´avez-vous beaucoup utilisée ? » demandai-je.
« Elle n´a jamais été dépliée jusqu´à présent », dit Mein Herr. « Les fermiers ont protesté : ils ont dit qu´elle allait couvrir tout le pays et cacher le soleil ! Aussi nous utilisons maintenant le pays lui-même, comme sa propre carte, et je vous assure que cela convient presque aussi bien. »
Ainsi, il est simple de confondre le territoire et sa carte, le réel et la signification que nous lui donnons. Mais ce serait une erreur. La sentence de Korzybski bien sur métaphorique, comme l’histoire de Lewis Caroll.
Notre paracha de la semaine, Massaé, retrace le déplacement des enfants d’Israël pendant les 40 ans du désert. Pourquoi ce « retour sur carte » ? Pour Rachi, ce récapitulatif est fondamental. Il permet non seulement de rappeler les détails pratiques de l’histoire, mais surtout de leur donner un sens. Chaque aventure est un enseignement qui doit être pris en compte.
Nous nous rappelons que les 40 ans d’errance dans le désert sont liés au refus des enfants d’Israël d’entrer en terre de Canaan. On pourrait penser que ces 40 ans auraient eu un caractère punitif. Rachi souligne au contraire la bienveillance permanente de Dieu. Sur les 42 étapes, 22 se sont déroulées pendant la première et la dernière année. Les 20 restantes ont donc permis de longues pauses, de deux ans en moyenne, laissant ainsi aux enfants d’Israël le temps de s’installer, de se poser. Ce récapitulatif est une déclaration d’amour. Rachi mentionne la parabole des sages, comparant cela à l’histoire de ce roi qui a voyagé avec son fils malade. Une fois celui-ci sorti de sa fièvre, le roi tient à lui redonner conscience des chemins qu’il a parcourus dans un demi sommeil : « Ici nous avons dormi, ici nous nous sommes rafraîchis, ici tu as eu des maux de tête, etc. »
De même, les péripéties de nos vies ont un sens, au-delà de leur simple « cartographie », et il nous appartient de nous en saisir.
En ces temps de furie de « Pokémon Go », une petite comparaison estivale peut nous permettre de dire qu’au-delà de la réalité matérielle, il existe une réalité virtuelle, y a toujours un « Pokémon » ou un « cadeau virtuel » dont nous pouvons nous saisir si nous prenons la peine de le voir.
Ainsi, lorsque nous prenons la peine de voir plus loin que la « carte » pré-écrite dans nos têtes, nous pouvons saisir les cadeaux que nous offrent les expériences de la vie, les voyages se mettent à former notre jeunesse, nous apprenons beaucoup des ressemblances et des différences de l’autre. Dans la confrontation à la vie et à l’autre, nous apprenons à mieux connaitre notre identité propre.
Le Rabbin Garaï soulignait la semaine dernière notre capacité en tant que juifs libéraux de ne pas nous identifier à notre tradition de façon fondamentaliste, mais à adopter parfois un regard distant qui permet la réflexion. Tel est également l’un des enseignements de notre Paracha. Que nous gardions toujours cette capacité de distanciation et de réinterprétation du réel, en particulier en ce jour de repos qu’est ce beau chabbat que nous partageons.
Chabbat Chalom